Qu'est-ce que la philosophie ? Est-ce une pensée fondamentale, ou au contraire une série de divagations de quelques illuminés ? Est-ce une science productive ou au contraire cette pseudoscience que dénonçait notamment Karl Popper, (1902-1994) dans son ouvrage "Le réalisme et la science", (1982) ? En réalité, cette question n'est pas tranchée selon que l'on soit partisan de l'une ou l'autre théorie, fondée chacune sur des arguments sérieux. La véritable question se pose d'abord et avant toute percée dans ces querelles doctrinales, pour l'individu. Or, la philosophie a malheureusement trop souvent pour premier effet de faire fuir le néophyte. Elle apparaît comme une quête vaine qui ne sait bien que produire des questionnements sans livrer de réponse ou tout du moins, de réponse solide au sens de la science contemporaine. Elle apparaît en ce sens, très éloignée des préoccupations quotidiennes des individus. Ce manque apparent de fiabilité et de réalisme est un argument qui sera souvent opposé à la philosophie. Pendant des siècles elle sera pourtant considérée comme la reine des sciences, comme "la science première", dira Aristote (384 - 322 av. JC.), dans "La Métaphysique". Cette position de supériorité perdurera jusqu'à l'avènement de la science moderne. Dès lors, les intellectuels vont progressivement se détourner des questions métaphysiques posés par la philosophie, pour ne s'attacher plus qu'aux problèmes posés par la Nature elle-même comme les questions de la physique, de la mécanique ou de la dynamique. Influent directement sur l'environnement, de telles questions vont devenir plus pressantes et elles vont conduire les intellectuels très loin des questionnements infinis de la philosophie. Il s'agit là d'une véritable évolution de la rationalité dans l'Histoire de l'Humanité. A cette révolution intellectuelle engagée par les scientifiques, va également se conjuguer une révolution morale qui bouleversera les valeurs de références du comportement humain. Ainsi, l'affirmation résolument provocatrice, "Dieu est mort", lancée par le penseur allemand Friedrich Nietzsche (1844-1900), est le signe d'une volonté de changement dans les mœurs pour des individus en quête de sens au-delà des carcans des grandes religions mais aussi et surtout des incertitudes propres à la philosophie. Voici comment progressivement, la philosophie ne sera plus la science première, elle ne sera plus cet absolu de sens. Mais, avec quelles conséquences a-t-on balayer d'un revers de main, les réponses et surtout les questions que la philosophie venait produire à l'endroit des certitudes établies et des vérités de salon ?
L'une des conséquences est le bouleversement des repères fondamentaux de la pensée, ces grandes catégories comme les définissaient Aristote et Emmanuel Kant dans leur "Logique" qui était alors considérée comme le socle de toute rationalité réelle. Est-ce à dire que la pensée humaine est dès lors devenue illogique, irrationnelle, superficielle ? Evidemment non, mais elle s'est mise en quête de nouvelles représentations, de nouvelles vérités et pour cela, les penseurs et en particulier les scientifiques ont cherché à éradiquer l'assise métaphysique de la pensée, en affirmant sa caducité et en inventant de nouveaux concepts opérationnels. Or, cette éradication n'a pas été uniquement prônée par les sciences mathématiques et physique, mais aussi par les sciences humaines et comble du comble, par la philosophie elle-même. Les tenants principaux de cette tendance surprenante en philosophie, sont les penseurs postmodernes dont Jürgen Habermas, (1929 - ). Dans son ouvrage, "La pensée postmétaphysique", (1988), l'auteur défend l'idée d'un nécessaire abandon du mode traditionnel de la pensée d'autrefois, la pensée des fondateurs de la philosophie car selon lui, les philosophes depuis l'Antiquité se sont enfermés dans ce mode de fonctionnement qui est devenu caduque. Et parce qu'il est chargé d'histoire et de sens bien difficile à renouveler, il faut tout abandonner pour reconstruire une autre pensée, une pensée libérée et enfin ouverte aux critères de scientificités dont parlait Karl Popper, et dès lors enfin ouverte aux critères de productivité de la science moderne. La thèse complémentaire à cette thèse principale est la suivante : pour devenir à nouveau une science au sens propre du terme et voir ses résultats être respectés, la philosophie doit encadrer ses recherches et leur donner un axe réaliste. Ce réalisme scientifique, ce pragmatisme sont les principaux arguments qui seront brandis par les tenants du positivisme comme Auguste Comte (1798-1857). Mais pour les individus que nous sommes, que veulent dire concrètement de tels changements de position ? Que va impliquer ce tournant positiviste de la philosophie, à l'ère postmoderne ?
A partir du XXe siècle les considérations des chercheurs s'orientent vers des sujets plus concrets au sens où la science l'entend, c'est-à-dire expérimentables, et donc calculable afin d'apporter des preuves aux théories ainsi testées. Or, sur quoi portent les grandes théories du XXe siècle ? Elles interrogent le vivant, la nature, l'univers. Autrement dit, elles délaissent désormais tout un pan de la réflexion, le champ métaphysique et qui est pourtant le champ de nos préoccupations quotidiennes. Car loin de n'être que des interrogations de quelques farfelus encore tournés vers l'idéalisme absolu des premiers penseurs grecs, les questions métaphysiques elles-mêmes ont évolué pour préciser leur objet et mieux l'appréhender. René Descartes (1596 - 1650) a mis au jour l'une de ces plus éminentes questions, qui est celle de la "conscience humaine". Dans "Les Méditations Métaphysiques", il révèle quelle est la racine de notre humanité et donc de notre spécificité par rapport au règne animal : la capacité à penser et à savoir que l'on pense. Avec ces recherches menées sur la connaissance de la conscience, la philosophie s'est faite réflexive et psychologique, au sens primaire du terme. Elle a ouvert ainsi la voie, à la psychanalyse et à la psychologie moderne. La question éminente concernant l'Homme pour les sciences humaines devient alors celle de savoir, comment est constituée la conscience, sur quels fondements elle s'appuie et ce qu'elle apporte à la pensée et plus largement au comportement humain. Dès lors, il devient question de reconsidérer les germes de l'agir humain, ses références, ses influences. La morale et la religion qui apportaient des points de références sur ce sujet, qui imposaient des critères fermes et définitifs, voire absolus, sont relégués au second plan. Ils ne sont plus cette référence première, mais une référence possible et qui ne s'impose plus à tous mais seulement à quelques-uns en fonction des croyances. Au XXe siècle, tout est repensé, tout est relativisé. Alors ce n'est plus l'Humanité qui est en question, ni même l'Homme mais bien l'individu.
Depuis l'ère post-moderne, depuis la mort programmée de la Métaphysique et de ses concepts traditionnels il n'est dorénavant plus question d'absolus, ni de prendre des valeurs universelles comme point de référence de la pensée ou de l'action humaine. La relativité du temps et aussi des points de vue imposée par Albert Einstein (1879-1955) en science physique, se propage aux sciences humaines qui prennent dès lors l'individu pour seul et unique prisme. A priori, les individus que nous sommes pourraient trouver cette position intéressante et même valorisante car enfin les sciences dites humaines parlent directement aux individus et elles prennent en compte leurs préoccupations quotidiennes. Et précisément au quotidien, il est difficile pour chacun de ressentir l'intérêt de parler des valeurs telles la Moralité en soi, le Bien et le Mal, la Vérité, l'Etat, la Justice, la Nature, le Vivant. De la même manière, dans la vie quotidienne, il est bien difficile d'appréhender avec sens et résonnance, des concepts comme la personne morale kantienne, le sujet kafkaïen, le pessimisme schopenhauerien, le Surhomme de Nietzsche et j'en passe...Ni les sciences, ni les hommes ne veulent plus de ces grands concepts obscures, et ils ne souscrivent plus aux grandes valeurs qu'ils recèlent. L'individu et la relativité qu'il implique vont occuper le champ de toutes considérations et les ramener à un niveau microscopique. L'individu va être installé au centre de la réflexion, pour peu à peu occuper tout l'espace. Or, comme vient le montrer Martin Heidegger (1889-1976) dans son ouvrage, "Etre et Temps", le problème posé par le point de vue individuel quotidien, c'est qu'il n'est pas lui-même. Selon lui, le quotidien est marqué par l'aplanissement des consciences, par l'appauvrissement de la pensée et finalement, par l'uniformisation des actions car l'individu que nous sommes se noie dans la masse informe du "On", constitué de l'agrégat des personnes. Avec l'abandon des références métaphysiques, avec le refus des valeurs traditionnelles sans passer par leur reconstruction comme le fera bien Martin Heidegger, les sciences humaines ont délaissé leur objet premier, l'Homme, et l'individu s'est abandonné lui-même à croire qu'il avait une prévalence totale, parce que la philosophie et la psychanalyse lui ont enseigné qu'il était quelqu'un d'unique.
Dès lors, il s'agit seulement d'être soi-même (et non un reflet de l'ensemble de l'Humanité ce qui constitue un poids moral bien trop lourd à porter), d'obéir uniquement à soi-même (et non plus aux lois de la religion et de la morale bien-pensantes) et de penser pour soi-même (le moi est dorénavant le point d'encrage de l'individu). Conséquence, puisque l'individu n'a plus que lui-même pour point de repère évident, il s'agit désormais pour lui d'agir et non plus de méditer car c'est bien dans l'action qu'il se sent exister, qu'il se sait exister. "Je suis, j'existe", comme en suis-je certain ? Car je suis un individu qui agit. Mais agir est une chose, penser son action en est une autre. Si l'on en vient à se couper de la réflexion sur les grands concepts métaphysiques, on se prive également des valeurs traditionnelles qui guident la pensée et l'action. Et étant seul axe de guidage, on installe l'individualisme à tous les étages ce qui est éminemment problématique parce que l'individu ne vit pas seul, il vit en société, en communauté. Or, qui dit communauté dit d'avoir quelque-chose en commun, une histoire qui rassemble un peuple mais également une culture et des valeurs, précisément. Il n'est pas question d'absolus, loin s'en faut, mais de repères dans l'évaluation de nos actions. Les lois juridiques constituent l'un de ces repères. Or sont-elles les seuls critères que les individus doivent reconnaître ? N'y-a-t-il pas au-delà de ce contexte factuel quelque-chose qui donne à toute action et plus largement, à toute existence une portée supérieure, une signification autre que celle d'une donnée statistique à une époque ciblée ? Cet au-delà est bien la manière que nous avons de considérer les personnes, les objets, les événements du monde...c'est notre regard proprement humain et ce regard n'est pas que le miroir de l'univers, il nous reflète nous-mêmes. Et cette réflexion n'est pas seulement de nature physique, elle est aussi et avant tout philosophique. Si les prétentions de la philosophie à être la science première par rapport à toutes les autres sciences, sont révolues, elle n'en demeure pas moins une préoccupation proprement humaine. Et cette réflexion ne peut disparaître.
Le questionnement philosophique naît de la voix de la conscience intime de chacun et fait retentir les doutes des individus dont le philosophe se saisit afin de faire toute la lumière sur les mystères qui interpelle les hommes. C'est une tâche infinie, mais c'est le destin de l'Humanité que de prendre en charge de tels doutes et de les lever, quitte à bousculer l'opinion commune, les croyances établies ou les références reconnues par une époque. En ce sens la philosophie vient nous interpeller et elle ne doit pas cesser de le faire car le jour où l'Homme cessera de venir se questionner, sera le jour où la conscience humaine se sera laissée endormir et où les individus ne seront plus vraiment libres de leurs décisions. Selon le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804) tout individu qui se veut être citoyen du monde doit être éclairé, c'est-à-dire éveillé aux grands enjeux de l'Humanité, au-delà de sa propre existence individuelle. Il doit développer sa conscience critique car c'est seulement ainsi qu'il sera capable d'apprécier les événements pour comprendre dans quel monde il vit, comment il peut s'y insérer et pour quel motif il doit le faire évoluer. Cet éveil critique de la conscience est le but de la philosophie, que chacun peut et doit réaliser comme une tâche qui lui appartient en propre.
"Il ne faut pas remettre l'heure de philosopher". Cette citation du philosophe antique, Epicure, (342 - 270 av. JC), tirée de son ouvrage "La Lettre à Ménécée" est une sentence qui s'applique pleinement à notre époque. Dans cette lettre, Epicure affirme que la philosophie est cette sagesse qui permet de résoudre les maux de l'âme humaine par la compréhension de l'ordre du monde, par la connaissance de la vraie nature de l'homme, et par la conscience de ce qui est réellement en notre pouvoir. La question est bien de savoir sur quoi nous avons vraiment prise, et cette question se pose pleinement de nos jours. En effet, face à des décisions juridiques iniques ; ou face à des événements imprévisibles (catastrophes naturelles, actes de terrorisme) ; ou encore face aux évolutions de la société (omniprésence des outils technologiques dans les interactions humaines), il est opportun de se demander quelle est la place de l'Homme dans l’Univers ; que veut dire pour lui aujourd'hui "exister" et dès lors, quelle est sa liberté ? Ce n'est pas une question de spécialiste. C'est une question humaine avant tout. Chacun de nous vit des périodes de doutes, d'incertitudes qui doivent être dépassés pour pouvoir continuer le chemin de son existence. Et chaque individu qui veut prendre en charge son existence et dessiner le chemin qu'il souhaite suivre, doit accepter de prendre en charge tels questionnements. Il ne faut pas remettre l'heure de philosopher disait le sage Epicure, car en effet selon lui "remettre l'heure de philosopher serait comme remettre l'heure d'être heureux". Tous les hommes aspirent au bonheur, et ce bonheur, quoi que notre société de consommation nous donne à penser, ne passe pas par des biens matériels et éphémères. C'est un état d'équilibre intérieur, de sérénité face aux aléas de la vie, à cette fin ultime qu'est la mort. La philosophie nous apprend à faire avec de tels états d'âme et surtout, à ne pas oublier la vie elle-même. Elle enseigne comment bien vivre et en l'occurrence, à bien vivre ensemble, en nous posant les bonnes questions. Ainsi la philosophie est-elle, le remède à nos maux, "la médecine de l'âme" disait Epicure.
Christine Colombano
Idées de lecture sur ce thème :
- Epicure, La Lettre à Ménécée
- Platon, La République
- Aristote, La Métaphysique
- Descartes, Le Discours de la Méthode
- Kant, Critique de la raison pure
- Nietzsche, Le livre du philosophe
- Bachelard, La psychanalyse de la raison
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