Hommage à Maryvonne Perrot


                    Il est des professeurs que l'on n'oublie pas, de ces professeurs qui savent susciter une vraie curiosité, qui savent éveiller l'attention et qui ainsi donnent naissance à un germe de conscience critique. Il faut bien reconnaître le trait charismatique de ces personnes qui savent par leur aura naturelle, capter le regard et l'écoute de leur  public. Mais il est surtout et avant tout question d'engagement pour la transmission du savoir, pour le développement d'une réflexion commune et donc pour le progrès des sciences. Maryvonne Perrot était l'un de ces professeurs engagés dont on garde en soi plus que le simple souvenir, mais la trace évocatrice d'un parcours initiatique que pour ma part, j'ai eu la chance de suivre. Or, c'est avec beaucoup de tristesse et d'émotions que j'ai appris le décès de ce Professeur Émérite de Philosophie, le 18 Décembre 2016 à Rio de Janeiro, et c'est avec toute ma reconnaissance et mon respect que je souhaite lui consacrer cet article afin de dessiner le portrait d'une personne qui a changé la face de mon univers en révolutionnant mon point de vue sur la philosophie, sur ce qu'elle peut produire et enfin, ce que j'allais être capable d'accomplir en mettant en oeuvre tout le sens critique propre à cette science dont l'homme et le monde ont indubitablement besoin pour leur évolution positive. C'est aussi et enfin mon admiration que je veux exprimer ici, admiration envers une femme aux positions engagées, attitude rare tant l'engagement est devenu aujourd'hui une posture figurative plus qu'un acte profond et sincère. Acte médiatique plus que métaphysique, dont on a oublié le sens et la portée, l'engagement véritable est désormais une réalité perdue car fictive. Pourtant, si l'on se remémore les propos de Jean-Paul Sartre, (1905-1980), l'intellectuel ne peut qu'être engagéCe n'est pas une question de possibilité, ni donc de "peut-être", mais bien une question de responsabilité et d'actes hautement significatifs. L'intellectuel a en effet pour Sartre, son existence prise dans une certaine époque (comme tout individu par ailleurs) et sa liberté ne peut s'exprimer ni s'éprouver que dans ce contexte. Dans la Revue "Les Temps Modernes", Sarte exprimait alors ses reproches aux intellectuels et particulièrement aux écrivains qui ont eu la faiblesse de croire qu'en tant qu'artistes, ils avaient leur liberté dans le non parti-pris "L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain". Si au regard de l'histoire passée et de certains de ses événements décisifs, il est facile voire complaisant de se dire aux côtés de Sarte, que l'engagement est bien nécessaire, cependant, force est de constater que l'engagement est une démarche rare et difficile y compris même pour les intellectuels. A ce titre, le parcours de certains penseurs est-il plus marquant que d'autres. C'est bien le cas selon moi de celui de Maryvonne Perrot.  

 

C'est au bout du couloir sombre et poussiéreux, du 4e étage du Bâtiment Droit-Lettres de l'Université de Bourgogne que se logeait la porte de son bureau, sorte de lucarne minuscule qui ouvrait sur un univers riche, coloré et atypique tout comme l'était bien la personnalité cette femme. Et tout comme dans les fameux tableaux d'Edward Hopper, (1882-1967) le propos se tient ici dans l'ordinaire apparent de la représentation, qui est cependant illuminé par un personnage qui donne tout son relief à la situation. C'est que le sentiment de désuétude que provoquait cette partie du bâtiment, venait se confronter par effet de contradiction, à l'engagement de ce Professeur. C'est que la petitesse de sa taille et la chaleur avec laquelle elle vous recevait, ne devait masquer ni son esprit brillant ni son fort caractère, avec lequel elle pouvait vous malmener si elle estimait que c'était nécessaire. Toutefois, à ne pas s'y méprendre, l'une des premières marques de son engagement était d'abord humain. Tournée vers ses élèves, je la vis ainsi recevoir de nombreux étudiants, tandis que d'autres ne faisaient que de rares permanences et n'accordaient leur temps qu'à des agrégatifs ou des thésards pour les accompagner dans leurs recherches et travailler ainsi à une réussite qui devait rejaillir sur eux. La démarche de Maryvonne Perrot à l'égard de ces élèves était toute autre. Recevant de jeunes étudiants fraîchement arrivés sur le campus et aussi des étudiants étrangers, perdus dans les dédales de l'administration française, ce professeur veillait d'abord à ce que l'organisation de l'Université ne vienne pas écarter les aspirants de leur chemin. Elle veillait à ce que la réussite soit possible pour tous, en prodiguant ses précieux conseils et en bataillant parfois aussi contre l'administration pour que cette dernière ne vienne pas briser les rêves de ces jeunes esprits en quête d'un devenir professionnel. Ce fut d'ailleurs mon cas, lorsque bien des années suivant mon entrée sur le campus, parvenue à la fin de mes études et plus précisément de mes recherches doctorales, Maryvonne Perrot dû alors convaincre l'Université de me laisser de soutenir ma thèse, sept années après son commencement initial. C'est que, au fur et à mesure l'Université devint progressivement plus drastique quant à la durée des recherches doctorales qui jusqu'alors pouvaient se poursuivre sur une décennie. C'est que mon parcours était atypique, tout comme la situation dans laquelle je me présentais lors de cette dernière année de recherches en vue de la soutenance de ma thèse : travaillant en parallèle de mes études depuis toujours, et à temps plein dès ma seconde année de Doctorat mais hors du milieu de l'enseignement (affront supplémentaire fait à un système normé !), je me présentais alors enceinte de mon premier enfant. Il aura fallut toute la verve et la détermination de Maryvonne Perrot pour faire entendre la situation qui était la mienne, et qui expliquait la longueur de mes recherches. Grâce à elle, je pus soutenir une thèse qui reçut les honneurs du Jury. Le plus grand honneur fut pour moi, d'avoir pu côtoyer cette personnalité profondément enthousiasmante. C'est bien cet enthousiasme qu'elle savait partager, et qu'elle a transmis à nombres d'étudiants.   

 

L'autre trait de l'engagement de Maryvonne Perrot était consacré à la philosophie et à la transmission d'un savoir construit sur de fortes convictions et nourri par de profondes inspirations. Ses thèmes de prédilections étaient ainsi la Métaphysique romantique et mélancolique de Søren Kierkegaard (1813-1855) mais aussi d'Arthur Schopenhauer (1788-1860) auxquelles le thème de l'art surréaliste venait répondre. Surtout, elle avait puisé dans la philosophie de Gaston Bachelard (1884-1962), une source d'inspirations et de réflexions inépuisables qu'elle vint partager et explorer dans ses cours et aussi au sein du Centre de recherches Gaston Bachelard, qu'elle dirigeait de concert avec le Professeur Jean-Jacques Wunenburger. C'est que la pensée de Gaston Bachelard et plus encore, son parcours tout à fait atypique ne se laissaient pas enfermés dans les cadres structurées des cercles intellectuels ni de leurs sillons académiques fermement tracés. En effet, ce penseur est un autodidacte qui commença sa carrière en tant que professeur de Physique et de Chimie au collège de Bar-sur-Aube, lieu de sa naissance. Obtenant sa Licence de Philosophie, il se présenta ensuite à l'Agrégation et soutenu quelques années plus tard sa thèse pour devenir finalement, Docteur ès. Philosophie, à l'Université de la Sorbonne. Ce n'est pas un parcours académique en soi et il serait bien impossible à suivre dorénavant, tellement la voie que l'on suit initialement dans les Universités, est cloisonnée voire fermée à des appétences intellectuelles différentes de la quête première d'un étudiant. Pour autant cette déviation n'est pas une incohérence. Bien au contraire dans la pensée de Gaston Bachelard, c'est la marque d'une ouverture intellectuelle, qui conduit à se nourrir de multiples sources d'inspirations pour mieux faire progresser la connaissance et donc la compréhension du réel. Le savoir, comme l'esprit d'où il tire son origine doivent en effet selon Gaston Bachelard, demeurer ouvert. Ainsi, la pensée de Gaston Bachelard, oscillait entre le rationalisme et la métaphysique poétique ; la pensée objective et la rêverie métaphysique ; entre l'idée et l'imaginaire. Cette philosophie complexe, nourrie de ses contradictions apparentes était l'occasion de venir expérimenter des réflexions dans lesquelles pouvaient se refléter et se faire écho mille visages de la philosophie et des sciences humaines, en instaurant pour cela un dialogue qui allait parfois, contre les convenances de la pensée académique. Ce non-conformisme de la pensée et même de l'attitude philosophique, était un trait de la pensée de Gaston Bachelard et aussi, de la personnalité de Maryvonne Perrot. C'est peut-être aussi ce qui allait provoquer dans l'esprit de notre cher professeur, cette attirance intellectuelle qu'elle nous fit partager pendant ses années d'enseignement. C'est aussi pourquoi naturellement, elle allait affectionner l'art dans ce qu'il a de subversif et de non conventionnel : le futurisme et aussi évidemment le surréalisme. Je me remémore ainsi avec délectation intellectuelle, l'intitulé de l'un des cours de Maryvonne Perrot auxquels j'eu la chance d'assister et portait ce titre très évocateur : "L'Art et la Révolte". Révolte de l'artiste, révolte de l'esprit, on retrouvait ici les grands thèmes de prédilection de Maryvonne Perrot, thèmes en accord également avec les traits de sa personnalité et de son engagement. L'Art était en effet un puissant révélateur et une forme d'expression libre pour un individu qui ne veut pas se laisser enfermer dans la bien-pensance de son époque. C'est aussi, une source d'inspirations pour une pensée qui veut se construire hors des sentiers battus de l'Intelligentsia pour demeurer libre et vivante. 

 

Cette liberté, Maryvonne Perrot allait la trouver certes dans tous ces combats contre le système, mais elle allait surtout la vivre par la rencontre et l'échange avec l'Autre. Cet autre pouvait alors aussi bien désigner les étudiants qu'elle recevait régulièrement, que les confrères qu'elle côtoyait lors de leurs grands rendez-vous faits de Colloques et de Conférences et enfin et surtout je crois, les terres lointaines qu'il lui plaisait de visiter. De manière ironique ou bien logique, ses derniers pas la guidèrent vers les terres du Brésil qu'elle affectionnait tant. Terres riches, bariolées, dansantes et enivrantes, elles accueillaient et accueillent encore une communauté active de bachelardiens qui nous offrent une nouvelle interprétation des grands textes du penseur et de la connexion des nombreux chemins suivis, entre science et poésie. Cette interprétation spécifique, loin des questions de collusion entre la vision bergsonienne et la vision bachelardienne du temps, de l'être et du devenir, apporte ses propres réflexions sur le dire poétique, sur la psychologie de la raison...Régulièrement Maryvonne Perrot développait des projets de conférences, d'échanges ERASMUS, de thèse en cotutelle avec ce pays, comme pour encourager sa vision "subversive" ou en tous cas originale de la philosophie de Gaston Bachelard, et de la philosophie tout simplement. S'ouvrir à l'autre, telle était l'attitude de notre chère professeur, bien qu'une certaine timidité se dégageait de ses gestes. C'est que la mise en lumière d'elle-même n'était pas l'objet de sa quête et ainsi passa-t-elle une grande partie de sa carrière, à encourager plus qu'à récolter. C'est bien là, le portrait d'une phileinsophos, et non d'un professeur parmi tant d'autres. C'est bien là, la marque d'une âme pensante, d'une âme qui s'interroge et qui emporte sur son passage les certitudes bien assises de son auditoire pour l'amener à réfléchir et à grandir...

 

Pour cela, pour les rencontres, les échanges, et la curiosité suscitée, un grand merci à notre Professeur Maryvonne Perrot. Nous ne vous oublierons pas. 

 

 

Christine Colombano

 

 

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