Première Etude de la "Métaphore Vive"
C’est en 1975 qu’est publiée pour la première fois "La Métaphore vive". Texte charnière dans l’itinéraire réflexif de Paul Ricœur, "La Métaphore vive", est à la fois l'expression inaugurale de la pensée de son auteur, et en même temps déjà, le témoin d'un tournant philosophique qui va venir s'opérer dans l'oeuvre ricoeurienne. Il faut en l'occurrence évoquer non pas un tournant mais bien une fracture. Partant d’une philosophie réflexive qui soutient l’importance du signe, Ricœur va développer une herméneutique profondément articulée à une approche phénoménologique. Ricoeur reviendra sur son propre itinéraire en affirmant que « ce qui [le] préoccupe depuis 30 ans, c’est la philosophie comme réflexion, la philosophie comme phénoménologie, et le détour herméneutique ». Toute l’œuvre de Ricoeur se concentre autours de cette idée que l’existence est une conquête, en conséquence de quoi, la conscience ne saurait émerger que par un travail herméneutique, véritable processus de réappropriation à soi de l’existence. La philosophie réflexive développée par Ricoeur constitue un premier engagement herméneutique centré sur le signe. Ce positionnement amène Ricoeur à affirmer que « [l’on ne peux] saisir l’acte d’exister ailleurs que dans les signes épars contenus dans le monde ». Cependant la quête eidétique ne trouvera pas sa résolution au sein de cette herméneutique. Aussi une seconde médiation sera opérée par le symbole. Signe complexe surdéterminé dont le sens apparent dissimule en le suggérant un sens profond, le symbole est pour Ricoeur la source d’un dynamisme interne dont la fonction positive est de donner à penser. Mais c’est finalement dans une herméneutique du texte que la révélation et la réappropriation du sens sera la plus effective. Elle va constituer le point de départ d’une réflexion sur l’existence intimement entrelacée à la narration, réflexion qui conduira Ricoeur à affirmer l’idée d’une identité narrative. «Une vie ne devient une existence et ne s’appréhende comme telle que si elle est en quête de narration ».
« La Métaphore vive » inaugure ce troisième moment de l’eidétique et effectue la transition vers le dernier Ricoeur. Le texte témoigne du cheminement intellectuel de Ricœur qui, partant d’une unité significative va finalement trouver dans le texte, une élaboration complexe dotée de signification, l’élément déterminant pour la constitution de la conscience. Les deux premières formes de l’herméneutique sont dès lors amenées à être considérées comme une propédeutique, pour la constitution de l’idée d’une existence qui s’écrit. « La métaphore vive » dont le nœud central est la question de l’innovation sémantique, révèle la coïncidence de l’invention et de la découverte, de la participation mutuelle du créer et du révéler, opérée par le symbolisme, et va conduire à la constitution de l’ontologie narrative.
A travers 8 études, Ricoeur va rendre compte des mutations progressives de la métaphore, de ses changements structurels et opère ainsi un virage déterminant au sein de sa propre philosophie. Ricoeur se détournant du point de vue sémantique fait ainsi entrer le verbe dans le cadre d’une herméneutique. La première étude sur laquelle nous nous penchons plus précisément ici, s’inscrit dans le premier cadre théorique abordé par l’œuvre, celui de la rhétorique classique. Il est ainsi naturel que la première étude soit consacrée à Aristote, premier théoricien de la métaphore. Conception aristotélicienne dont Ricoeur tirera nombres de considérations. Pour saisir le sens de la théorie aristotélicienne de la métaphore et plus largement les enjeux d’une réflexion sur la métaphore pour toute l’herméneutique de Ricoeur, nous nous pencherons successivement sur la question de la nature de la métaphore, et nous envisagerons par suite, la question du propre de la métaphore chez Aristote. Nous verrons pour conclure quelle influence jouera cette théorie aristotélicienne de la métaphore sur toute l’herméneutique de Ricoeur.
I/La métaphore au registre du langage
1) De la nature de la Métaphore : une expression
En ouvrant « La Métaphore Vive » sur une étude consacrée à Aristote, Ricoeur de revenir aux sources d’une pensée de la métaphore. Un retour nécessaire puisque la théorie aristotélicienne de la métaphore est tout autant originelle qu’originale. Mais il est aux premiers abords surprenant de constater que cette étude s’amorce par référence à la métaphore rhétorique alors que la première occurrence de la métaphore apparaît en Poétique [1], en [57 b 1] traité écrit avant la Rhétorique. Ricoeur de s’en expliquer dès les premières lignes du texte : « le paradoxe historique de la métaphore est qu’il nous atteint à travers une discipline qui mourut vers le milieu du 19e : [ la rhétorique]». [ MV [2] p. 13]. La question de la métaphore semble donc étonnamment en appeler d’abord à la Rhétorique.
La Rhétorique est une science, qui dans ses dernières heures d’existence, consistait à recenser et classer des figures. Elle n’était plus qu’une discipline atrophiée, dont la parenté avec la structure créée par Aristote n’était que lointaine. « Ce que les derniers traités de Rhétorique nous offrent, c’est selon l’heureuse expression de G. Genette, une rhétorique restreinte, restreinte d’abord à la théorie de l’élocution, puis à la théorie des tropes ». [ MV p. 13]. Aristote avait en effet effectué en son temps, la refonte totale d’une rhétorique sauvage, et nous offrit la première forme structurée et organisée de la rhétorique classique.
Ennemie de la philosophie, Platon condamnait la rhétorique comme étant un art de l’illusion et de la tromperie, comme un savoir faire sophistique dangereux. C’est que le langage est un outil que les sophistes affectionnaient à détourner. La parole était une arme destinée à influencer le peuple, arme qui savait donner victoire dans des luttes où le discours fait décision. La rhétorique sauvage est une technique appuyée sur l’éloquence naturelle. « La rhétorique est maîtresse de persuasion. » [ MV p. 14 ] Mais ce type de discours comporte le risque majeur d’affranchir les mots de leur connexion au réel et de réduire la signification à un simple effet produit par l’agencement des mots. « Il est toujours possible que l’art du bien dire s’affranchisse du souci de dire vrai, la technique fondée sur la connaissance des causes qui engendrent les effets de la persuasion donne un pouvoir redoutable à celui qui la maîtrise parfaitement : le pouvoir de disposer des mots sans les choses, de disposer des hommes en disposant des mots. » [ MV p. 15].
En réaction contre le détournement du langage qui conduit à l’asservissement du réel aux mots, Aristote de constituer une nouvelle rhétorique. Il veut rationaliser le discours afin d’exclure toute possibilité de déviances. Aristote veut retrouver le sens sous les mots. Il va dès lors théoriser le discours, en encadrer les pratiques. Il fixera les règles du discours. Il offrira une structure et une logique à ces procédures et ouvrira la voie à la rationalisation du discours. La rhétorique aristotélicienne « constitue une sphère distincte de la philosophie en ce qui concerne l’ordre du persuasif en tant que tel demeure l’objet d’une technique spécifique, mais elle est solidement arrimée à la logique, grâce à la corrélation entre le concept de persuasion et celui de vraisemblance. Une rhétorique philosophique, c’est-à-dire fondée et surveillée par la philosophie, est constituée » [ MV p. 41].
Le discours rhétorique est un discours argumentatif, engagé en vue de la persuasion de l’interlocuteur. La rhétorique aristotélicienne désigne en ce sens la « faculté de découvrir spéculativement ce qui en chaque cas peut être propre à persuader. C’est une discipline théorique, mesurée par le critère du pithanon, cad du persuasif comme tel ». [ MV p. 44]. C’est une technique qui vise à persuader l’auditeur non plus par l’agencement des mots ou grâce à des arguments fallacieux mais sur la base de preuves. « Les seules armes avec lesquelles il est juste de lutter, ce sont les faits en sorte de ce qui n’est pas de la démonstration est superflue ». [ RHE [3], 1404 a 5]. Aristote déplace la rhétorique vers une technique de la preuve. Elle couvrira trois champs spécifiques : « (il) y a trois points dont il faut traiter relativement au discours, le premier, les sources où sont puisées les preuves, le second, ce qui concerne le style, la troisième, l’ordre dans lequel on doit disposer des parties du discours » [ RHE 1403 b 6].
La réflexion sur le style qui apparaît en troisième partie de la Rhétorique, et qui est également le thème principal de toute la Poétique, traité sur le beau style, va être l’occasion d’engager la réflexion sur la métaphore. C’est plus précisément sous la rubrique de la Lexis que l’on trouvera cette assertion. « En outre la métaphore est placée, dans les deux ouvrages sous la même rubrique de la Lexis, nous nous bornerons pour le moment à dire que le mot concerne le plan entier de l’expression ». [ MV p. 19]. Cette référence à la Lexis, nous permet d’établir que la métaphore est une forme spécifique de l’élocution, participant au style du discours. La référence rhétorique empreintée par Ricoeur pour sa démonstration s’explique enfin. Engagée au sein d’une réflexion sur le discours, la théorie aristotélicienne de la métaphore suscite le DIRE bien plus que le PARAITRE.
2) De la structure de la Métaphore : le nom comme unité sémantique
Nous nous sommes entendus sur ce qu’il en était de la nature de la métaphore. Amorcée par la Rhétorique aristotélicienne cette première enquête a fait la preuve du caractère énonciatif de la métaphore. Rattachée à la Lexis, la métaphore doit être comprise dans un premier temps comme une expression, qu’elle soit abordée par la rhétorique ou la poétique. C’est une expression qui participe plus précisément du style du discours. Elle confère style à l’énoncé. Pour autant, dire que la métaphore est une expression particulière, ne suffit ni à couvrir la totalité de l’essence de la métaphore ni à rendre compte de la démarche aristotélicienne. Ainsi dès la seconde partie de cette étude, Ricoeur d’en recourir à la définition de la métaphore, ne pouvant s’en tenir à cette seule référence à la Lexis.
Le sens de la métaphore nous est en effet pleinement exprimé dans cette définition que Aristote énonce en Poétique [ 57 b 6-9]. Et Ricoeur d’établir dès la page 19 de « La Métaphore vive », une communauté de définition entre l’acception rhétorique et l’acception poétique de la métaphore. En effet « la Rhétorique adopte purement et simplement la définition de la métaphore selon la Poétique ». Que l’on la considère du point rhétorique ou du point de vue poétique, « la métaphore est le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre, transport ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre, ou de l’espèce à l’espèce, ou d’après le rapport d’analogie ». [ MV p. 19]. Mais avant de pouvoir entamer l’examen du processus métaphorique, et analyser le sens du transport qui est évoqué ici, nous allons devoir aborder l’élément sur lequel se porte ce processus : le nom.
Nous voyons déjà que la métaphore aristotélicienne se concentre sur une partie du discours. La métaphore n’est pas opération effectuée sur une totalité mais sur une unité. Elle n’a pas attrait au discours dans sa globalité, ni même à la phrase, mais au nom, c’est-à-dire un atome du texte [4]. « La métaphore est rhétorique et poétique non pas au niveau du discours mais au niveau d’un segment du discours, le nom ». [ MV p. 20]. Loin de nous accorder à dire que Aristote fragmente le sens en parties constitutives, ni d’affirmer que le nom ne soit qu’une bribe d’informations, il faut apercevoir que cette segmentation du discours, vise non à compartimenter le sens, mais à isoler le centre de toute signification. Le nom est chez Aristote le noyau de toute signification. Ricoeur parlera de la théorie aristotélicienne de la métaphore en termes de théorie de la métaphore-nom. Elle sous-entend une théorie atomistique du discours dont le noyau significatif est le nom ou unité sémantique.
Pour expliciter cette conception développée par Aristote, il nous faut en revenir à la linguistique. « L’élocution se ramène toute entière aux parties suivantes, la lettre, la syllabe, l’article, le nom, le verbe, le cas, la locution ». [ MV p. 20]. Le nom est en rapport à la lettre, la syllabe et l’article, la première entité significative. Et le nom est la plus petite entité significative vis à vis du verbe, cas et locution. Ainsi le nom concentre dans sa petitesse tout un foyer de signification. De l’énumération des parties du discours, Aristote donne à concevoir un noyau significatif duquel se développent des éléments significatifs complexes, par combinaisons diverses. Dès lors il nous faut comprendre que la métaphore processus effectué à raison du nom, est un travail centré sur le sens.
3) Du processus métaphorique : l’epiphora du nom
Ainsi nous avons vu depuis le début de notre enquête que la théorie aristotélicienne de la métaphore trouve deux pôles d’expressions, l’un rhétorique, l’autre poétique. La filiation aristotélicienne de la métaphore à la Lexis se trouve justifiée dans les termes mêmes de sa définition. La métaphore est un travail opéré sur le nom, premier constituant significatif dans l’énumération des parties de l’élocution. La métaphore est par nature et en chacune de ses acceptions, une expression dont il apparaît que le mécanisme repose sur un élément primordial : le nom, onoma. « La position clé du nom dans la théorie de l’élocution, est d’une importance décisive » pour la théorie de la métaphore. [ MV p. 21]. Et en tant que le nom est le foyer de toute signification, il est également apparu que la métaphore est un travail sur le sens même. Reste à savoir en quoi consiste le processus métaphorique, quel sens confère ce travail opéré sur le nom.
Reprenons cette définition de la métaphore : « la métaphore est le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre, transport ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre, ou de l’espèce à l’espèce, ou d’après le rapport d’analogie ». Cette définition nous indique que la métaphore est un transport. Le transport à une chose, d’un nom qui en désigne une autre. La métaphore est un processus par lequel une chose est désignée par une autre. La métaphore est ainsi la transposition de termes. Aristote distingue différentes espèces de noms, sur la base du kurion, et du para to kurion. « J’appelle courant un nom qui appartient à l’usage de tout le monde, et emprunt celui qui appartient à un usage étranger ». [ POE 57 b 3]. La métaphore est ainsi un écart par rapport à un terme courant. C’est un déplacement vers, epiphora.
C’est un processus qui consiste à s’écarter des références communes. La métaphore est l’emploi de termes rares. « La métaphore est l’application d’un nom impropre, par déplacement […]». [ POE, 1457 b 6]. Ce mouvement peut prendre quatre différentes formes. Le transport du nom peut s’effectuer de quatre différentes façons ou s’effectuer sous quatre points de vue différents. En effet, la définition de la métaphore indique que ce transport peut s’effectuer « ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre, ou de l’espèce à l’espèce, ou d’après le rapport d’analogie ». Aristote donne quelques exemples de ces différents types de transport en [ POE 57 b 6-24] : « De l’espèce à l’espèce : ayant puisé sa vie avec le bronze et ayant coupé avec le bronze indestructible… ; car ici puiser est mis pour couper et couper pour puiser, et les deux sont des façons d’enlever ». Ou encore pour l’analogie : « La coupe est à Dionysos ce que le bouclier est à Arès ; on appellera la coupe bouclier de Dionysos, et le bouclier coupe d’Arès ».
La métaphore est un processus qui se joue des catégories, pour transposer le sens d’un nom. Littéralement, il n’y a pas de signification à vouloir transposer le sens du nom car le sens n’est pas transportable. Il y a un paradoxe à voir que la métaphore est définie métaphoriquement par Aristote. La métaphore opère par un jeu de langage dont elle-même se joue quant à sa propre détermination. Pour autant nous voyons que ce jeu est réglé par Aristote grâce à cette classification. La théorie de la métaphore est une théorie classificatoire des écarts de sens métaphorique. Par-là Aristote règle la dissémination du sens. Dès les deux premières parties de son étude Ricoeur a cerné la valeur fondamentale de la métaphore : expression réfractaire à l’ordinaire, ouverte à l’inhabituel duquel elle puise du sens, la métaphore se pense chez Aristote toujours en fonction d’un résidu significatif déplacé. Reste à savoir quel est l’enjeu d’un tel déplacement.
[1] La Poétique, Editions du Seuil, 1980.
[2] La Métaphore vive, Editions du Seuil, 1975
[3] Rhétorique, Livre 3, Collection Les Belles Lettres, 1973.
[4] C’est sur ce point que vont porter les modifications ultérieures apportées à la théorie aristotélicienne de la métaphore. D’abord appuyée sur le mot, la métaphore se fondera ensuite sur la phrase, puis enfin, sur le texte entier, conception à laquelle adhèrera Ricoeur. La Métaphore vive témoignera de ces mutations de la théorie originaire.
II/Le métaphoriser, de "l'image" au "dire"
1) Le travail significatif de la métaphore : dire l’essentiel de l’essence
La métaphore aristotélicienne est donc une expression particulière, qui travaille à rendre le discours attractif grâce à la transposition du nom, effectuée par l’emprunt de références inhabituelles. C’est ce travail sur le nom qui rattache la métaphore à la Lexis. Ricoeur s’en était tenu dans un premier temps, à une vague détermination de la Lexis en termes d’expression. Il est important de revenir sur cette traduction, et d’apporter une précision décisive à ce stade de notre enquête. Lexis rhétorique et poétique se rapportent toutes deux à l’élocution. Pour autant, l’usage qui lui est accordé va venir témoigner de ce « dédoublement » chez Aristote.
En effet, la Rhétorique qui comme nous l’avons explicité, est une technique de la preuve, consiste à fonder les arguments aptes à persuader. La principale référence de la rhétorique reste donc le pithanon. Ces arguments, la Rhétorique les constitue par référence au réel. Avec Aristote, la rhétorique s’appuie sur des situations concrètes, elle retrouve sa connexion au réel. L’art est tourné vers des jugements portés sur des choses singulières. La référence aux Topiques nous permettra de comprendre ce processus de la constitution des preuves. Dans les Topiques Aristote met en place une méthode spécifique pour bien enchaîner le discours. Il pose ainsi les règles de construction et de reconnaissance des lieux communs du discours, les topois. La Rhétorique s’appuie sur ces lieux communs, elle se porte sur des vérités d’opinions communément acceptées. La Rhétorique ne se produit plus dans un vide de savoir mais dans le plein de l’opinion. Elle se fonde sur le réel.
Mais parce que le discours rhétorique est un discours engagé vers un interlocuteur, sa profondeur ne saurait seulement se fonder sur la valeur des arguments présentés. L’argument est seulement partie-prenante dans la persuasion. La Rhétorique doit aussi s’enquérir de la dimension intersubjective et dialogale, propre à son discours. Ici la persuasion sera obtenue vivement à raison de l’éloquence. Aristote d’affirmer que la démonstration a tout autant d’importance que ce qui est énoncé. « Il ne suffit pas d’être en possession des arguments à produire, il est encore nécessaire de les présenter comme il faut et cela contribue pour beaucoup à ce que le discours paraisse avoir tel ou tel caractère ». [ RHE 1403 b 14-18]. En rhétorique, le discours gagne en puissance à mesure qu’il se fait séduisant. La métaphore intervient à ce titre comme un performateur du discours. Fonctionnant sur ce réel qui est la base du discours rhétorique, elle travaille à employer les topois, pour s’assurer de l’adhésion. La rhétorique fonctionne dans la corrélation du discours et de l’apparaître, corrélation dont la signification doit être envisagée seulement en fonction de la persuasion. Elle utilise le réel pour conférer du sens à son énoncé. La métaphore rhétorique est donc une parole usée.
Outil du persuasif, la métaphore demeure en rhétorique un subterfuge, qui n’est que très rarement utilisé C’est que la métaphore est un artifice qui reste inapproprié à ce type de discours argumentatif. « Dans la prose, de tels procédés ne sont que plus rarement appropriées car le sujet est ici moins élevé ». [ RHE 1404 b 12]. Il en va d’un usage possible de la métaphore, ainsi la Rhétorique empreinte t’elle certaines occurrences poétiques. Reste que la métaphore est ici un outil qui emploie le réel, et demeure aux antipodes de l’usage envisagé par la Poétique. En Rhétorique, la métaphore n’est qu’un ornement. Elle n’est pas proprement une métaphore au sens où elle ne retient de la théorie originaire que le travail de référence.
La Poétique affiche en effet, des intentions toutes différentes quant à l’emploi de la métaphore. Elle fait montre d’une dimension de la métaphore, non témoignée par la Rhétorique sous le poids du persuasif. La Poétique est un traité sur le beau style. Son dire est un dire de l’excellence. Mais cette excellence loin d’être conférée par un ornement telle la métaphore, en appelle directement à ce qui est énoncé. La beauté du discours est conférée par la beauté de l’exposé. C’est que la Poétique se concentre sur la signification. Ricoeur de revenir sur la définition de la Lexis. La lexis rhétorique est la traduction de la pensée par les mots et la lexis poétique, est la pure expression du sens. Loin de témoigner d’une stratégie, le dire poétique est purement expressif. Il montre plus qu’il ne démontre. Avec la Poétique on entre dans la dimension du figuratif comme tel.
Ainsi la métaphore s’appuie sur le réel, mais cette assise ne se borne pas à être une simple référence. La métaphore s’appuie sur les opinions communément admises, sur les lieux communs du discours, mais elle ne saurait s’y soumettre comme le fait la Rhétorique. La Poétique ne peut s’en tenir au modèle endoxal car il témoigne de la dépravation du sens. L’habitude est un masque des plus redoutables quant à toute aperception possible. Avec elle se conjugue l’évidence qui épuise la valeur du réel. La connaissance du réel est devenue une méconnaissance par habitude. Aussi pour retrouver le sens des choses sous les apparences et parvenir à dire l’essentiel de l’essence, la métaphore consiste dans un dépassement de l’ordinaire. Le sens de l’écart opéré par la métaphore consiste dans l’abandon des références communes. Ce que la métaphore poétique pratique c’est une véritable catharsis des topois. Et nous devons nous accorder à dire que la théorie aristotélicienne de la métaphore est la première forme envisagée de réduction eidétique.
2) La réappropriation par le détour : la référence à l’étranger
La métaphore est un processus qui consiste pour une part importante, à se séparer des perspectives habituelles, à se dégager de toute herméneutique qui pervertit le sens pour retrouver la signification pure des choses. Elle abandonne les références galvaudées par l’habitude et l’usage. La transposition est un écart qui pratique une véritable catharsis des topois. Opérant au niveau du noyau significatif, ou onoma, la métaphore vise à réduire le discours à l’essentiel. Elle veut rétablir la connexion du dire et de l’être. Ce qu’elle signifie, c’est l’essentiel de l’essence.
Après avoir réduit le réel à l’essentiel, l’autre grande part du travail métaphorique va être de signifier ce réel pur. La métaphore travaille à la signification du réel, elle tente de lui apporter un nouveau cadre de référence explicatif. Ce qu’elle signifie, la métaphore le signifie autrement. La métaphore est aperception différente du réel, elle témoigne de conceptions différentes qui vont être introduites dans le discours. L’allotrios va être le moyen chez Aristote de sortir de l’endoxal. Le second trait caractéristique de la métaphore poétique c’est donc l’introduction de l’étrange dans son discours. L’étranger doit se comprendre chez Aristote comme tout ce qui s’oppose à un usage courant. Nous l’avons dit Aristote distingue plusieurs espèces de noms, sur la base du kurion et du para to kurion. L’étrange consiste dans l’utilisation de termes rares, c’est la référence à un registre éloigné du registre courant. C’est sur un jeu de référence que repose le processus métaphorique. La métaphore recourre à des domaines hétérogènes pour exprimer le réel. La métaphore consiste à emprunter des références qui serviront à étayer le réel.
Reste que cette référence étrangère ne doit pas être trop éloignée de son sujet. La transposition doit avoir lieu en des termes se rapportant à la matière discutée. Ce rapport doit rester indirect seulement dans une certaine mesure. L’écart doit avoir lieu dans une certaine proportion, mesurée par le vraisemblable. « Il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible mais non persuasif ». [POE 60 a 26]. Aristote affirme par-là la prééminence sur toute autre contrainte de la seule exigence fondamentale pour celui qui représente : celle du vraisemblable. La métaphore peut s’en référer à l’étranger voir à l’irrationnel dans son discours, le poète dispose de ressources rhétoriques pour rendre son dire vraisemblable. Fardé, estompé, transformé par la mise en œuvre du langage, l’irrationnel peut entrer dans le cadre du dire poétique, sous le semblant du vraisemblable. C’est parce que ces termes rares sont en rapport au sujet discuté qu’ils se prêtent à ce genre de formule.
Car bien métaphoriser, eumetapherein, « c’est bien apercevoir les ressemblances ». [MV p. 33]. Le pouvoir de la métaphore poétique consiste dans cette aperception. C’est tout le génie du poète que de retrouver au sein de domaines hétérogènes, ce qui entre en concorde avec les données du réel. « Le talent c’est le tireur qui atteint sa cible. Le génie c’est celui qui atteint une cible que les autres n’avaient même pas vu ». [ Schopenhauer [1]]. C’est le regard particulier du poète, joint à des références extra-ordinaires qui permettent à la poésie de n’être pas seulement une représentation du réel, mais d’être une autre forme de sa présentation. C’est de cette vision intuitive que dépend la puissance de figuration de la poésie.
3) Le dire métaphorique : les mots- images
Nous avons pu prendre la teneur de la théorie aristotélicienne de la métaphore. Si la Rhétorique considère la métaphore dans l’optique d’un usage tout ornemental, cette perspective reste une déviation singulière. La métaphore envisagée de son point de vue poétique a démontré la volonté de signifier l’essence. Elle pratique dès lors par le rappel à l’étranger, une véritable catharsis des topois. Elle se dégage des vues habituelles pour fournir une nouvelle signification. Elle représente un autre moyen de signifier l’essence, par des termes inhabituels. Ainsi Aristote d’affirmer que le bien métaphoriser, l’eumetapherein consiste dans l’aperception du semblable. La référence étrangère doit fournir une vision insolite sans être isolée de son objet. La métaphore rappelle en échos le sens premier par le sens transposé. Pour autant ce qui est exprimé par la métaphore est tout différent. Car l’expression métaphorique est une parole qui montre son objet. « Si le discours ne montre pas son objet, il ne remplira pas sa fonction » [ RHE 1404 b 1].
La métaphore poétique travaille à signifier l’essentiel de l’essence. Et plus encore elle vise à manifester ce signifié. La référence à la lexis poétique va nous permettre de comprendre ce travail. Si le Mot fait partie de la Lexis, il nous faut rattacher la Lexis poétique à la tragédie. La tragédie chez Aristote, comprend six parties, la principale étant celle du Muthos. Le Muthos joue un rôle dominant par rapport aux autres parties qui composent la tragédie et un rôle majeur pour le poème. Le trait fondamental du Muthos doit se comprendre dans la présentation des actions. Nous voyons par-là que la métaphore poétique est une expression qui vise à manifester l’agir, manifestation conférée par la ramification de la Lexis poétique à la tragédie. Et le Muthos, nous indique que cette manifestation a lieu en terme d’imitation.
Arrêtons-nous un moment sur la définition de la Mimêsis. Le mot « Mimêsis » est souvent traduit par « imitation ». Mais Aristote de prendre soin de distinguer les Moyens, Objet, Modalités et Fonction qui incombent à la Mimêsis. Cette structure quaternaire permet d’évincer les idées de copie de la nature ou de l’imitation des idées entendues par Platon, en dégageant un usage normatif de la Mimêsis. Face à la polysémie des mots, Aristote pose la Mimêsis toujours en référence à une action. « Il ne saurait y avoir imitation que là où il y a un faire ». [ MV. p.54] Ce reperd dégage la Mimêsis de toute idée de copie. L’imitation chez Aristote ne consiste pas dans la réduplication du réel. Si elle comporte une référence initiale au réel, cette référence ne désigne pas autre chose que le règne de la nature sur toute production.
Ricoeur d’insister sur la notion de Mimêsis Phuseos pour comprendre ce travail opéré par l’imitation et son rapport à la nature. C’est parce que l’imitation de la nature a pour fonction de distinguer le poétique du naturel que cette référence n’est pas une contrainte pour la composition du poème. C’est parce que la nature laisse place au faire de l’imitation que les actions peuvent être dépeintes et que les écarts sont rendus possibles. La métaphore supplante la comparaison[2] , eikon, en raison de cet écart effectué vis à vis du modèle naturel. Manifester du sens c’est toujours exprimer un écart. La Mimêsis aristotélicienne est Mimêsis Phuseos, car c’est toujours une imitation différante. Le processus métaphorique consiste dans un débordement créateur. Il instaure un nouveau rapport au réel qui est l’occasion d’une aperception différante du sens. Tourné vers la rédéfinition du réel il est le moyen de constituer une autre connaissance.
Nous retrouvons ici l’idée ricoeurienne de transgression catégorielle [3]. C’est que la métaphore intervient dans un ordre déjà constitué par genres et par espèces. Elle survient dans un jeu réglé de relation : relation de subordination, de coordination, de proportionnalité ou dans une égalité des rapports. Les pôles entre lesquels la transposition a lieu sont donc des pôles logiques. La métaphore consiste dans la violation de cet ordre et de ce jeu. Car donner au genre le nom de l’espèce, c’est reconnaître et transgresser la structure logique du langage. La métaphore consiste à brouiller les classifications. La transgression catégorielle est par-là l’occasion de produire du sens. « C’est la métaphore qui produit surtout l’effet indiqué ; car lorsque le poète appelle la vieillesse un brin de chaume, il nous instruit et nous donne une connaissance par le moyen du genre ; car l’un et l’autre sont défleuris ». [ RHE 1410 b 12-15]. Ricoeur de remarquer que la métaphore ne défait un ordre que pour en produire un nouveau. La méprise catégorielle est seulement l’envers d’une logique de la découverte.
Le Muthos tragique n’est pas une composition qui réarrange les actions humaines pour les rendre cohérentes mais c’est une composition qui élève à l’Universel. L’imitation des actions humaines est imitation qui magnifie. Le poème est un récit magnifié sur le réel[4]. Les mots font images. Ils produisent un effet de surprise qui confère à la réceptivité du sujet. La surprise est une ataraxie nécessaire à la saisie de la réalité. La métaphore poétique restitue cette coïncidence du réel et de l’être. La métaphore est la figuration de cette concorde. Dès lors le métaphoriser apparaît comme un DIRE car il énonce par lui-même le fondement ultime de toute la réalité, l’essentiel de l’essence et répond à une méthode spécifique, celle de l’épochè.
[1] Le Monde comme volonté et comme représentation, Livre 3, Quadrige/ PUF
[2] Toute la troisième partie de cette étude est consacrée à une confrontation de la métaphore et de la comparaison. Ricoeur de montrer que la comparaison opère un ton en dessous de la métaphore et qu’ainsi c’est la métaphore qui explique la comparaison et non la comparaison qui permet de comprendre la métaphore.
[3] Idée moderne que Ricoeur partage mais n’institue pas.
[4] En cela la poésie se révèle supérieure à l’histoire pour Aristote.
Herméneutique ontologique chez Paul Ricoeur
Cette première étude de « La Métaphore vive » nous a permis de faire l’épreuve du dédoublement ontologique de la métaphore poétique et de la métaphore rhétorique chez Aristote. Si le corpus aristotélicien accorde une place double à la métaphore en Poétique et en Rhétorique. C’est la question du propre de la métaphore qui va tracer définitivement la ligne de séparation entre les deux occurrences. En effet, si la Rhétorique s’accorde de quelques acceptions poétiques et empreinte le procédé métaphorique à cette dernière, elle ne saurait rendre compte des enjeux d’un tel procédé. La Rhétorique vient réduire la configuration initiale de la métaphore pour faire coïncider ce procès avec le pithanon. La Rhétorique ne retient que ce qui incombe à son propre projet. C’est en raison du style, partie prenante du pithanon que la Rhétorique en appelle à la métaphore.
A l’opposé de tout usage ornemental, la Poétique en appelle à l’expressivité de la métaphore. Loin de s’en tenir aux données du réel et de vouloir les reformater pour en fournir une vision adéquate, la Poétique veut atteindre le résidu significatif. Le processus métaphorique consistera dès lors à s’écarter des références communes avilissantes pour retourner à l’essentiel. S’en suivra un travail pour la constitution d’une signification de ce résidu. Grâce à l’emprunt de références appartenant à des domaines hétérogènes, la métaphore parvient à signifier l’essentiel de l’essence, certes de manière inhabituelle mais réellement appropriée. La métaphore est un DIRE particulier qui montre son objet et manifeste sa signification. La métaphore est un véritable récit joué sur le ton tragique car ce qu’il met en scène n’est rien moins que la destitution de l’homme sans sujet.
L’acception poétique de la métaphore fait montre de ce que le dire poétique est un dire ontologique. Se concentrant sur l’essentiel il parvient à signifier différemment. Ce qu’il manifeste n’est pas essentiellement nouveau. Pourtant ce qu’il enseigne est différent. Cette différanciation est le propre du processus métaphorique. Il est la condition de possibilité de toute connaissance véritable du réel. Il faut ainsi comprendre que la Poésie est appelée à constituer un élément primordial de toute réflexion qui vise à déterminer et qualifier l’ousia. Il y a véritablement corrélation entre la Poésie et la Métaphysique. Ainsi Aristote proposait-il que le philosophe intègre la métaphore à son discours. Il y a une pertinence propre de la métaphore. Pour bien parler, il faut bien métaphoriser. On peut même affirmer, que pour bien signifier il faut bien métaphoriser.
La métaphore poétique est donc un récit différant par lequel on parvient à une réappropriation du sens. Et c’est l’enjeu de toute l’herméneutique ricoeurienne, que de parvenir à retrouver un dire significatif, par lequel puisse émerger la conscience véritable du sujet. Le récit poétique répondant à une logique de la coïncidence du Réel et de l’Etre, fait se conjuguer à la fois le visible et l’invisible, le connaître et le découvrir, le raconter et l’inventer. Ricoeur de parler ainsi du verbe poétique, fondé sur la coïncidence. Ce verbe poétique est véritable parole d’Etre. Car un tel récit nous raconte toujours plus originaire, plus conscient, plus parlant de nous-même. C’est ce qui fait dire à Ricoeur que le verbe poétique nous enseigne notre propre existence. Il rejoint ainsi Bachelard dans la sixième étude de « La Métaphore vive ». « Le poème engendre l’image poétique [qui] devient un être nouveau de notre langage, elle nous exprime en nous faisant ce qu’elle exprime, autrement dit elle est à la fois un devenir d’expression et un devenir de notre être. L’expression crée l’être. » [ MV p. 272]. La métaphore est vive parce qu’elle nous ravive.
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